Management et incertitudes : retour sur la situation économique mondiale (covid)

Trichet Jean-Claude

À l’occasion d’une session exceptionnelle de Leaders Master Class, «Management & Incertitudes», organisée le 9 juin 2020, soit un mois après la fin du premier confinement, Jean-Claude Trichet (Ancien Gouverneur de la Banque de France, Ancien Président de la Banque Centrale européenne) avait accepté de livrer ses réflexions sur la situation économique mondiale.

Diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris (IEP) et de l’Université de Paris (Économie), Ingénieur civil des Mines (Nancy), ancien élève de l’École nationale d’administration (ENA, Promotion Thomas More 1969-1971), Inspecteur des finances, Jean-Claude Trichet, après avoir été conseiller au cabinet du Ministre de l’économie, conseiller technique à l’Élysée, sous la Présidence de Valéry Giscard d’Estaing, puis Directeur du cabinet d’Édouard Balladur, Ministre des finances, a exercé de 1987-1993 les fonctions de Directeur du Trésor. En 1993, il devient gouverneur de la Banque de France. En 2003-2011 il préside la Banque centrale européenne.

Une crise sanitaire mondiale

La pandémie actuelle affecte les individus aussi bien que les structures de multiples manières. Un tiers au moins de la population mondiale a été confiné pendant plusieurs semaines. L’activité économique s’en est trouvée considérablement ralentie, ce qui s’est traduit par des chiffres très alarmants dans les comptes de très nombreuses entreprises, comme des nations.

Aux États-Unis, où on avait pratiquement atteint le plein emploi, le taux de chômage est passé à 20% en moins de deux mois. En Europe, pour éviter les faillites d’entreprises et l’explosion du chômage, les gouvernements et les institutions européennes ont ouvert en grand les vannes financières.

Des mesures totalement nouvelles ont été prises à la fois par la Banque centrale, par les Institutions européennes et par les gouvernements européens. Deux programmes européens importants ont été engagés. L’un de 540 millions d’euros (plan de réponse économique à court terme), l’autre de 750 millions d’euros (plan de relance proposé par la Commission après une initiative de la France et de l’Allemagne). Les gouvernements nationaux européens de leur côté ont engagé des programmes (budgétaires et sous forme de garantie publiques) représentant au total plusieurs milliers de milliards d’euros. Quant à la BCE, elle a engagé deux programmes considérables : le Programme d’achats d’urgence face à la pandémie (750 milliards, élevé ensuite à 1 350 milliards d’euros) et les refinancements ciblés à long terme pour un montant total de plus de 1 300 milliards d’euros (TLTRO).

Les interventions massives des Institutions d’émission sous la forme d’achats d’actifs sur les marchés secondaires de dettes se sont traduites par le fait que les Banques centrales ont désormais la propriété d’une proportion importante des encours de dettes publiques : environ 45 % des encours totaux (en comptant les résidents privés, les non-résidents et les valeurs des Trésors détenues par les Banques centrales) pour les États-Unis et le Japon, entre 25 et 30 % pour les pays européens.

La Banque Centrale Européenne, annonce environ -8,7% de baisse du PIB pour la zone euro en 2020, +5,2% en 2021, +3,3% en 2022, ce qui fait qu’au total, l’Europe n’aura pas rattrapé le niveau de 2019 à la fin de 2022. On peut dire que la pandémie aura eu un effet dévastateur sans précédent pour l’économie européenne.

Sans les interventions massives des gouvernements et sans les décisions audacieuses et rapides des Banques centrales, l’Europe et les pays avancés auraient connu des dépressions économiques plus graves que lors de la crise de 1929-1930. S’agissant des Banques centrales, elles se sont efforcées – en particulier la BCE – de poursuivre trois grands objectifs : empêcher l’interruption (sudden stop) du financement de l’économie et en assurer un financement continu ; préserver l’ensemble des marchés financiers de la déstabilisation et de la disruption totale dont ils étaient menacés ; enfin, renforcer le caractère accommodant de la politique monétaire.

Quoi qu’il en soit, il s’agit de la pire récession depuis la Seconde guerre mondiale. Il faut aussi noter que la crise pandémique est arrivée à un moment où les économies des pays avancés étaient à la fois, sur le plan financier et celui de l’économie réelle, dans une situation déjà très vulnérable.

 

Comment gérer, dans une perspective de long terme, des chocs économiques et financiers aussi catastrophiques et aussi peu prévisibles ?

  • Solution 1

Accepter une période d’inflation extrêmement élevée, avec des taux d’intérêt maintenus délibérément bas. Cela permettrait théoriquement de résorber un encours nominal de dette important. Mais le prix à payer serait considérable pour l’économie (épisode hyper inflationniste très perturbateur) et pour les plus démunis (qui se protègent très mal contre le risque d’inflation). Ce serait une solution détestable.

  • Solution 2

Le défaut de paiement généralisé dans l’ensemble des pays endettés. La Grèce en a fait récemment l’expérience malheureuse. La généralisation de tels évènements serait très dangereuse pour les économies nationales et pour l’économie mondiale et le prix à pays pour les plus défavorisés serait également considérable. C’est une solution également détestable.

  • Solution 3

La seule solution permettant d’éviter les traumatismes de l’hyper inflation (solution 1) et des défauts de paiement généralisés (solution 2) consiste à combiner trois conditions : en premier lieu, une reprise de la croissance réelle (grâce en particulier à des réformes structurelles) et d’un niveau d’inflation significatif (en Europe en ligne avec l’objectif recherché de 2 %). En second lieu, le maintien de taux d’intérêt nominaux à un niveau bas (mais pas négatifs) en ligne avec la stabilisation des prix à moyen-long terme à hauteur de 2 %. Enfin, en troisième lieu, des politiques de finances publiques sages permettant de diminuer, année après année, le niveau de l’encours de dettes en proportion du PIB.

 

Pourquoi, depuis 10 / 15 ans, l’ensemble des pays avancés constatent-ils une baisse très significative des progrès de productivité ?

Première observation, la « productivité totale des facteurs » a baissé considérablement à partir de l’année 2005 dans l’ensemble des pays avancés. La croissance potentielle à moyen terme a été diminuée de ce fait.

Deuxièmement, les taux d’intérêt réels d’équilibre sont beaucoup plus bas qu’ils ne l’étaient auparavant. C’est ce dernier point qui est décisif. Si les épargnant et les investisseurs voient une amélioration structurelle régulière, même modeste, de l’endettement du pays en proportion du PIB, leur confiance sera consolidée. On observe une diminution des taux d’intérêt réels d’équilibre depuis l’année 2000.

Troisièmement, dans tous les pays avancés, sans exception, l’inflation est anormalement basse. L’explication est multifactorielle : faible croissance due à la chute de la productivité, intensification de la globalisation, accélération des restructurations liées aux avancées de la technologie, restructurations industrielles elles-mêmes génératrices d’incertitudes et d’angoisse chez l’ensemble des salariés.

Corrélativement, affaiblissement du Bargaining Power du travail dans l’ensemble des pays avancés, particulièrement visible aux États-Unis, mais aussi au Japon, en Allemagne, aux Pays-Bas. Jouent également plusieurs autres facteurs, notamment d’ordre démographique.

Va-t-on sortir de cette période de crise ?

Cette période ne peut durer éternellement. Les éléments de sortie de l’épisode de très bas niveau d’inflation, très bas niveau de taux d’intérêt et faible croissance réelle sont au nombre de quatre. Premièrement, les progrès remarquables de la technologie ne peuvent manquer de se traduire par une augmentation de la productivité totale des facteurs. Deuxièmement, une croissance réelle plus substantielle se traduira par une inflation plus élevée et des taux d’intérêt réels d’équilibre également plus élevés. Troisièmement, le nouveau « paradigme » de la globalisation d’après COVID-19 devrait diminuer la pression concurrentielle mondiale et jouer contre la baisse des prix. Quatrièmement, le bargaining power du labor ne peut probablement pas rester en permanence aussi bas que ce qui a été observé au cours des 25 dernières années dans un grand nombre de pays avancés – même dans les économies ayant atteint le plein emploi.